Les indiennes : Mezzari italiens et Toiles de Jouy françaises

Une indienne est une toile de coton imprimée s’inspirant des palampores provenant d’Inde. Un

palampore indien sri lanka met museum

Palampore Indien (Coromandel), début XVIIIème siècle, MET Museum

palampore (ou palempore) vient de l’hindi « palang » qui signifie « lit » et du persan « push » signifiant « couvrir » ; il s’agit d’une étoffe de coton de grande taille ; le mot chitte est aussi parfois employé pour qualifier ces toiles de coton.

 

Origine des palampores et autres toiles de coton

 

Les palampores arrivaient dans les ports d’Occident par le biais des Compagnies des Indes Orientales des plus grandes puissances navales d’Europe ou par les routes commerciales de l’Est. S’ils sont exportés d’Inde pour les marchés occidentaux dès le XVIIIème siècle, la forte demande de la clientèle entraîne l’ouverture de nombreuses fabriques à travers toute l’Europe continentale, notamment en France et en Suisse.

Ces toiles de coton, fabriquées dans le style des palampores indiens, prennent au XVIIIème siècle, de façon globale, le nom d’indiennes ou encore de cotonnades. L’une des manufactures d’indiennes la plus célèbre est la Manufacture Oberkampf, installée à Jouy-en-Josas, à l’origine de la célèbre « Toile de Jouy ».
S’il est plus facile de retracer les évolutions des indiennes françaises, les productions d’indiennes italiennes, qui prennent quant à elles le nom de mezzaro (mezzari au pluriel), nous sont moins familières ! Attardons nous un peu sur les productions italiennes.

 

Les mezzari de la Maison Speich

La fabrication d’indiennes qui se développe en Europe, hors de France, est particulièrement bien représentée par les Suisses Giovanni et Michele Speich. Ils ouvrent une manufacture éponyme de tissus imprimés près de Gênes, à Corigliano, en 1787. Gênes était un lieu stratégique, considéré comme « le port de la Suisse » ; la présence de la rivière Polvecera et la qualité de son eau sont des facteurs pratiques et déterminants pour la production des mezzari ; cet endroit devient rapidement un lieu où s’établissent de nombreuses manufactures.
La fabrique Speich, l’une des plus importantes du XVIIIème siècle, fut dirigée ultérieurement par le beau-fils de Giovanni Speich, Luigi Testori, un chimiste très compétent dans l’élaboration des couleurs et qui ouvrira même quelques années plus tard son usine ; la fabrique Speich continue sa production de mezzari jusqu’en 1872.

(Image : Manufacture des Frères Speich, Mezzaro della Nave”. Genova, début XIXème siècle, Collection Particulière)


Le « mezzaro »
ou « mesere » ou même « mesero » (probablement de l’ancien arabe « mizar » qui signifie « couvrir ») est donc une indienne, une grande toile de coton, de taille variable, entre 252 et 275 cm de longueur et 230 et 256 cm de largeur, imprimée dans les usines génoises avec des tampons moulurés en bois de poirier, noyer ou tilleul. Un seul mezzaro pouvait parfois nécessiter jusqu’à quatre-vingts tampons différents !
Le procédé d’impression à l’aide de tampons de bois, probablement originaire d’Italie, créé vers le XIVème siècle, était donc déjà connu au XVIIIème siècle. Il fut véritablement remis au goût du jour par l’impression des mezzari, et perdure jusqu’au XIXème siècle et ce malgré la concurrence avec l’impression à la plaque de cuivre et au rouleau.

 

Variété des types et motifs des mezzari

 

Maison Speich, Mezzaro a vacchette, vers 1850

De nombreuses études publiées au cours des 80 dernières années ont défini les catégories et la datation des mezzari sur la base du motif qui apparaît dans le coin inférieur gauche de la toile : en fonction du symbole visible, on parle de « mezzaro du vieil arbre»  1, « mezzaro du bateau », « mezzaro du minaret » etc., qui peuvent être datés différemment entre la fin du 18ème et du 19ème siècle.
Le mezzaro présenté ci-contre appartient au type « à petites vaches » (« a vacchette »), caractéristique de la production de la manufacture Speich et daté de la moitié du XIXe siècle.
Au centre de la composition se trouve l’arbre de vie émergeant d’une colline. Symbole déjà utilisé dans la culture de l’ancienne Mésopotamie, l’arbre a été conçu comme un élément capable de relier les trois parties de l’univers : le sous-sol, dominé par des forces magiques, où ses racines descendent ; la surface de la terre, royaume des hommes, où la tige croît et se développe ; le ciel, lieu du divin, vers qui tend le feuillage. À la base de l’arbre un écureuil (symbole de prévoyance et d’attention) et un paon (symbole d’immortalité) qui repose sur une branche de vigne courbée par les grappes et les fleurs.
Sur les côtés un cerf, des chèvres et des vaches. Des oiseaux de toutes sortes et des papillons volent parmi les branches fleuries de pivoines, marguerites et roses. L’ensemble est dans une fraîcheur de tons, de couleur rouge et rosé encore remarquablement conservée, tout comme ses dimensions d’origine.

Les mezzari, un élément du costume traditionnel

 

domingo matta costumi genovesi 1800

Les affiches et écrits de cette période fournissent la preuve qu’il s’agissait d’un article à la mode, principalement utilisé comme un voile : « Les femmes, qui vont à pied, en été et en hiver, couvrent leurs têtes, leurs épaules et leurs bras d’un voile appelé mezzaro, qui ne permet pas de les reconnaître  2».
Le mezzaro était un élément du costume populaire de son lieu d’origine, comme à Gênes où il est, pendant longtemps, caractéristique du costume des femmes. Il était parfois utilisé découpé pour créer d’autres vêtements, différents du voile. Il est d’une importance majeure dans la tradition textile italienne, et particulièrement génoise, car au-delà de son utilisation comme vêtement, il était également utilisé dans la décoration intérieure des maisons ; son utilisation diminue progressivement au cours du XIXème siècle, jusqu’à disparaître à la fin du XIXème siècle.

Ci dessus :  Domingo Motta (1872-1962); “Costumi Genovesi 1800”, rarissime incisioni a vernice molle in tricromia dalla serie “I Costumi Popolareschi Liguri”

 

La Toile de Jouy et des indiennes françaises

 

Jeab-Baptiste Huet, La liberté américaine, v.1783-1789
©Victoria and Albert Museum

Sans proposer un exposé exhaustif à propos des indiennes françaises, il est intéressant de noter que c’est le même engouement initial pour les palampores qui a également déclenché la fabrication d’indiennes en France, de façon concomitante, même si ces dernières diffèrent un peu des mezzari italiens.
Si tout le monde aujourd’hui connaît certainement « la Toile de Jouy », ce terme est souvent utilisé de façon abusive car il ne désigne que la production d’indiennes d’une seule manufacture française, celle créée par Christophe-Philippe Oberkampf à Jouy-en-Josas en 1760. Ce que l’on appelle communément Toile de Jouy n’est, en réalité, qu’un aperçu de la production d’indiennes françaises ; cela reviendrait à envisager la production d’indiennes italiennes uniquement par le prisme de la Maison Speich : elle est certainement la plus représentative, mais elle est loin d’être la seule !

À l’origine de cette production d’indiennes, la même fascination pour les Indes et l’Ailleurs. En France, ce goût pour les indiennes était devenu si prégnant qu’un décret de 1686, en adéquation avec la logique protectionniste de Louis XIV, interdit les importations d’indiennes et la production de copies sur le territoire français, afin d’essayer de limiter la menace pour les tisserands français ! L’interdiction est officiellement levée 3 en 1759 et, l’année d’après la Manufacture Oberkampf voit le jour ; de nombreuses autres ouvriront au même moment sur tout le territoire français 4.
Tout comme en Italie, les indiennes deviennent, durant le XVIIIème siècle, un élément du costume et du vêtement à part entière et ornent également les intérieurs de l’aristocratie française 5.

Il est intéressant de comparer les motifs des indiennes françaises et italiennes : aujourd’hui, on associe la Toile de Jouy, et plus largement l’indienne française, à de charmantes scènes bucoliques. En réalité, entre 1760 et 1830, la majorité des toiles françaises s’ornent de motifs floraux imprimés à la planche de bois…comme pour les mezzari italiens 6 !
Par la suite, ce sont les scènes au décor bucolique, liées à la peinture rococo du XVIIIème siècle qui évoqueront le mieux les toiles produites en France avant la Révolution. Intrinsèquement liées aux fêtes galantes et aux pastorales, les scènes des indiennes reprendront des œuvres d’artistes majeurs du genre, à l’instar d’Antoine Watteau, François Boucher ou Jean-Honoré Fragonard. D’excellents artistes, comme le peintre Jean-Baptiste Huet 7 ou Horace Vernet, travailleront directement pour la Manufacture Oberkampf qui leur passe des commandes de dessins.

Induno-triste-presentimento-1

Gerolamo Induno, Triste presentimento, 1862,
Milan, Pinacoteca di Brera

Les motifs inspirés des Toiles de Jouy, se retrouvent encore de nos jours dans nos intérieurs, la literie et sur certains vêtements ; il s’agit d’un marqueur d’une tendance phare du XVIIIème siècle. Ces motifs et couleurs sont les témoins d’un moment de l’histoire des arts décoratifs français, mais aussi européens, puisqu’ils nous invitent à découvrir les productions et traditions italiennes, plus confidentielles.

Pour des informations supplémentaires à propos des mezzari italiens : une importante collection de mezzari est conservée dans le Palazzo Bianco des Musées de Strada Nuova à Gênes.
Différentes expositions ont eu lieu au cours des dernières années : « Arte e lusso della seta a Genova dal 500 al 700 », Gênes en 2001, « Cotone a Genova : mezzari e pezzotti », Gênes en 2002 ; « I mezzari e la via del cotone – Mezzari and the Cotton Route », Ministère des Affaires Etrangères – Ministère des activités culturelles, Emirats Arabes Unis en 2007 ; « I piaceri del velo. Dal mezzaro genovese al foulard », Palazzo Bianco, Musées de Strada Nuova en 2016.

 

carte postale de rome a savona

Carte postale de Pâques expédiée de Rome à Savone, février 1930.

 

SOURCES (françaises et italiennes)

 

Giuseppe BIGNAMI, « Suggestioni d’Oriente nei mezzari genovesi », La Casana,n°1, 2008, pp.44-57

Giuseppe Maria GALANTI, Descrizione storica, e geografica delle repubbliche di Genova, e di Lucca, dell’Isola di Corsica, e del principato di Monaco, Presso Francesco Prato, Torino, 1795

Marzia Cataldi GALLO, Arte e lusso della seta a Genova dal ‘500 al ‘700, Allemandi, 2000

Sarah GRANT, Toiles de Jouy, Les toiles imprimées en France de 1760 à 1830, édition en français La Bibliothèque des Arts, Lausanne (Suisse), 2010

S. SEITUN, Donne e fiori nel mezzaro genovese. La raccolta Bignami, De Ferrari, 2012

 

1 Traductions littérales des termes italiens

2 Traduction de l’italien in Giuseppe Maria GALANTI, Descrizione storica, e geografica delle repubbliche di Genova, e di Lucca, dell’Isola di Corsica, e del principato di Monaco, Presso Francesco Prato, Torino, 1795, p. 64

3 La place nous manque ici pour évoquer en détail cette interdiction mais elle fut de nombreuses fois contournée, de façon plus ou moins notoire, soit par des copies de contrebande importées d’Angleterre ou par des indiennes provenant de la Manufacture de Mulhouse Koechlin Schmaltzer Dollfus & Cie , créée en 1746. La République de Mulhouse était alors indépendante et n’était pas concernée par l’interdiction française.

4 Les plus gros centres de production d’indiennes, hors la Manufacture Oberkampf, sont l’Alsace, Nantes et Marseille.

5 Le déclin arrive dès 1830 ; paradoxalement l’industrialisation avec les impressions de masse à la plaque de cuivre et au rouleau accroissent la production d’indiennes et, en réalité, la détruise. Les indiennes inondent le marché, elles perdent leur caractère confidentiel et désirable et deviennent trop présentes, puis se démodent et enfin sont délaissées. Les manufactures ferment et Jouy-en-Josas est parmi les dernières à fermer en 1843. Synonyme de mauvais goût pendant plusieurs années, les indiennes opèrent un retour en grâce au début du XXème siècle.

6 V. Sarah GRANT, Toiles de Jouy, Les toiles imprimées en France de 1760 à 1830, édition en français La Bibliothèque des Arts, Lausanne (Suisse), 2010, p.42

7 Jean-Baptiste Huet (1745-1811) est sans doute le peintre ayant collaboré avec la Manufacture Oberkampf qui a le plus contribué au succès des dessins de la Manufacture. Elève du peintre animalier Charles Dagomer, il est reçu en cette qualité à l’Académie Royale en 1769 et collabora pendant plus de 25 ans avec la Manufacture Oberkampf à la création de modèles bucoliques et végétaux fins et détaillés.